Georges Frêche s’en est allé

Sacré bonhomme, ce Georges !

J’ai pu croiser quelques politiciens, mais s’il y en a un qui m’aura marqué, ce sera bien lui.

Georges Frêche, c’était d’abord un physique. Un corps massif surmonté d’une gueule de mafieux, la canne à la main pour renforcer l’impression, et un charisme débordant qui faisait penser à un gros ours en vadrouille. Du style tendre et bourru à la fois ; la voix chaleureuse qui porte et l’attitude qui fait qu’on ne sait pas s’il faut craindre une bonne claque – et ça, des claques politiques, il en a balancé !

Lorsque je l’ai croisé, il était venu faire l’inauguration de la rénovation d’un lycée. Il était arrivé avec l’ex-maire communiste de Nîmes sous le bras, le maire de Nîmes Jean-Paul Fournier (UMP), un responsable de l’académie (impossible de me souvenir qui), le directeur du lycée, quelques administrés et autres professeurs, et puis sa fanfare… Et tout ce beau monde était là, avec nous, au milieu de la cour d’honneur du lycée.

Nous, à l’époque, on était lycéens et étudiants en classe préparatoire, et nous sortions juste du CPE. Autant dire que la politisation, on se l’était faite en cours accéléré pendant les derniers mois ; et en plus, Nicolas Sarkozy venait de passer faire un speech de campagne quelques semaines plus tôt. Alors autant dire que ceux de droite étaient un peu plus à droite, et ceux de gauche un peu plus à gauche… quant à ceux du centre, on ne saura jamais…

Bref, on était venu huer ou applaudir, profiter de l’apéritif offert (car en plus la féria débutait le jour même – et il s’agissait de préparer notre alcoolisme du soir) et voir les « classes dirigeantes ». Frêche était là, le seul assis sur l’estrade improvisée – à cause de l’âge, des rhumatismes ou de la physionomie expansive -, écoutant chacun des intervenants.

Et puis, il s’est levé, et il a commencé à parler. Sa voix était grave et tonitruante, puissante et digne. Et il nous a offert du tir au pigeon en temps réel et en impro’ totale. « Votre proviseur a dit ça ? C’est faux ! » ; « Le type de l’Académie est fier de ça ? Il devrait pas ! » et pour Fournier qui, comble de l’indélicatesse politique, avait ouvert son discours en s’excusant de ne pas s’attarder pour cause de féria et de cérémonie à enchaîner, Frêche a ouvert le feu, trop content de détruire l’ennemi avec ses propres armes : « Contrairement à d’autres, je préfère m’occuper de la jeunesse plutôt que des taureaux, de l’éducation plutôt que du divertissement ; aussi, je ne vous demande pas de m’excuser parce que je suis attendu ailleurs, je suis très bien ici ! »

Alors nous, forcément, on était aux anges. Pas parce que c’était Frêche, ou parce qu’il était de gauche. Non, parce qu’on était au théâtre. Et comme il parlait en dernier, Frêche nous a fait le cinquième acte. Il a résolu toutes les intrigues des discours précédents, il a apposé le point final, son point final, sans faire dans la finesse ni la concession. Et c’était beau.

Bordélique aussi. Quand il s’est mis à gueuler contre les écrivains, « tout ces planqués ! » et nous qui nous concertions « Malraux ? Camus ? Des planqués ? Sartre ? Céline ? »
Justement tiens, Céline ! Frêche de lancer : « Et on ne lit pas assez Céline au lycée ! lui aussi, c’est un très grand auteur ! L’un des plus grands du XXe siècle ! » et on se concertait encore une fois « Ben, c’est justement ce qu’on disait y a quelques semaines avec la prof… / – T’as lu Voyage au bout de la nuit toi ? C’est beau hein… »
Et puis il y a eu l’éclatant « Et le SMIC, il faudrait le multiplier par 4 ! ou 5 ! »
Et face à tout ça, on continuait d’applaudir, en se disant que Frêche était un brin fêlé sûrement, mais que, quitte à dire des conneries, ils ne devaient pas être nombreux ceux qui pouvaient les dire aussi bien.

Parce qu’à chacune de ses fins de phrases, il y avait des points d’exclamation qui s’envolaient dans l’air, et qu’il y avait une maîtrise de l’auditoire et des intonations qui faisaient qu’à la fin, tout le monde restait par terre, sauf Frêche, qui pouvait alors retourner s’asseoir… Bref, c’était grand. Puissant.

Et puis Frêche, c’était aussi l’ironie mordante, et la répartie qui ne manquait pas de toupet. Même quand il ne parlait pas. Parce qu’à la fin, on a eu droit à l’orchestre. Alors bien sûr, il y a eu la Marseillaise. Il a chanté, et nous avec. Et puis il y a eu le Chant des Partisans. Et là on a rit, avant de chanter. Fournier lui, il changeait de couleur. Et lorsque ça a été au tour de l’Internationale, il devait éructer Fournier… C’était ça, le sens du théâtre chez Frêche, c’était ça, son charisme.

Il savait qu’il arrivait en terrain conquis ; que les 30-50 lycéens/étudiants qui étaient venus plutôt que d’aller en direct à la féria ou plutôt que de ne rien faire, que nous, nous étions des politisés, et que la majorité des présents allaient aimer son style, et que celui qui était en minorité, c’était Fournier.

Et puis, il savait recevoir Frêche. Parce que son magret de canard sur pain d’épice sur fond de vin de la région, j’en salive encore et les autres aussi…

Alors oui, Frêche a parfois sorti des stupidités aussi imposantes que lui (et ça fait du monde !), oui, il a fait des bourdes qui avaient de quoi faire grincer des dents, et à juste titre. Mais lui au moins, il savait sortir des sentiers battus (sa dernière ré-élection l’a bien prouvé), et il savait donner de la voix et de la présence comme personne.

Salut Georges Frêche, tu étais sans doute l’une des plus belles gueules politiques de ses dernières années, et l’un des plus grands orateurs. Merci pour nos souvenirs d’étudiants.
Et à la tienne ! parce que même si tes tentatives de Septimanie nous avaient laissés franchement sceptiques,  sans toi, on perd un peu plus des derniers bastions d’originalité politique et, du coup, on va beaucoup moins se marrer.

~ par Laurent T sur 24 octobre, 2010.

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